LE MONDE DU DROIT
jeudi 25 février 2016
Antonin SCALIA a quitté la vie terrestre qu’il aimait dans le silence d’une nuit texane, pendant son sommeil, après un dîner en compagnie de bons amis chasseurs et à l’issue d’une conversation joyeuse. Il aurait célébré en cette année 2016 ses 80 ans et ses 30 ans à la Cour suprême des Etats- Unis. Nommé par le Président Ronald REAGAN en 1986, premier italo-américain de la Cour, il fut l’une des figures iconiques de la juridiction suprême fédérale, adulé ou critiqué par des générations de professeurs, d’étudiants, de juges et d’avocats, doté d’une immense renommée aux Etats-Unis et dans le monde entier, acquise au fil de milliers d’affaires jugées, de cours et de conférences, ainsi que par les ouvrages qu’il a publiés pendant son existence.
Qu’il soit permis à un Français qui l’aimait, qu’il a accueilli à bras ouverts voici plus de vingt ans à la Cour suprême et qu’il a honoré de son amitié depuis lors, de rendre un hommage ému au membre de la Cour suprême, au juriste, à l’homme et à l’ami que fut Justice Antonin SCALIA.
Le membre de la Cour suprême
Associate Justice, Antonin SCALIA aura marqué de son empreinte et pendant trois décennies la vie d’une juridiction essentielle au fonctionnement de la démocratie américaine. Les commentateurs
post mortem n’ont pas manqué de souligner son rôle dans les grandes affaires où il a conduit la majorité dite «
conservatrice ». Mais l’essentiel ne réside pas dans ces clivages simplistes. Antonin SCALIA était d’abord un gardien vigilant de la Constitution américaine, dans sa pureté originelle.
Qualifié d’ «
originaliste », ou «
textualiste », il était surtout hostile aux méthodes d’interprétation de la Constitution qui sont susceptibles de laisser une trop grande place à la création prétorienne, qu’il qualifiait d’activisme judiciaire. Un ouvrage entier pourrait être consacré à son cheminement intellectuel et à son influence sur la jurisprudence de la Cour, que ce soit en matière de structure des pouvoirs constitutionnels, de droits fondamentaux, de fédéralisme ou de droit pénal. Il rédigeait d’immenses opinions, dont certaines, notamment les plus dissidentes, étaient de véritables anthologies de doctrine juridique. Pendant les audiences, Justice SCALIA était l’un des plus actifs parmi les neuf sages, toujours attentif, prompt aux questions, déjouant la moindre faiblesse de l’argumentation, rétablissant les termes du débat. Quels que soient la fermeté et le caractère controversé de ses opinions, il était très respecté par ses collègues, que sa mort a bouleversés. De Justice Ruth GINSBURG en particulier, il était particulièrement proche alors que tout les séparait a priori dans la philosophie juridique et les opinions personnelles. Les fortes convictions de ce grand juge étaient bien plus profondes que l’adhésion à un credo conservateur galvaudé et souvent mal compris, notamment des européens. Il croyait d’abord à la séparation des pouvoirs, qu’il dénommait en français «
équilibre des pouvoirs », à la primauté de la Constitution et de la règle de droit, au gouvernement fort mais «
limité » et à cette idée essentielle selon laquelle le vrai fondement de la puissance publique n’est pas l’intérêt général mais la protection de la liberté individuelle, qu’il défendait toujours ardemment contre le pouvoir de l’administration et du gouvernement. Ces principes ont guidé toutes ses positions dans les affaires jugées par la Cour suprême depuis 1986.
Le juriste
Juriste, Antonin SCALIA le fut dans l’acception la plus forte et la plus élevée qui puisse être. Diplômé de la prestigieuse école de droit de HARVARD, ancien avocat du cabinet JONES DAY puis magistrat fédéral, il était un juriste «
exceptionnel » comme l’a souligné voici quelques jours le Chief Justice John G. ROBERTS. Décrit par Justice Stephen BREYER comme un «
titan du droit », il aimait la science juridique, les raisonnements du droit et la langue du droit. Il était convaincu des vertus de lecture des textes sans commentaires ni interprétations personnelles ou dictées par telle ou telle goût contemporain. Son dernier livre, «
Reading Law », rédigé avec un linguiste, est un hymne à la rigueur de la pensée juridique et des méthodes d’interprétation.
Antonin SCALIA avait une culture et une curiosité juridiques immenses, qui ne se réduisaient pas au droit américain. Il pouvait dans ses opinions citer BLACKSTONE, le Talmud ou JUSTINIEN. «
Le texte, le texte, rien que le texte » ; il répétait sans relâche que l’esprit du vrai juriste doit fuir tout ce qui peut l’éloigner du vrai sens de la norme, telle qu’elle a été conçue et rédigée.
MONTESQUIEU était à ses yeux un génie. Il avait ses principaux ouvrages dans sa bibliothèque, lorsqu’ils n’étaient pas sur son bureau pour consulter notamment «
L’Esprit des Lois » ; de ce dernier penseur français, il disait qu’il avait inventé la séparation des pouvoirs en ayant une approche plus concrète et moins théorique que LOCKE, et surtout qu’il avait découvert une idée fondamentale, parfaitement mise en œuvre par la Constitution américaine : seul le pouvoir limite le pouvoir. Le juriste constitutionnel qu’il était croyait fortement que toutes les déclarations de droits fondamentaux ne peuvent remplacer une structure de pouvoirs antagonistes, seul rempart contre l’arbitraire. Chaque année à l’automne, dans le Colorado, il donnait une leçon sur la séparation des pouvoirs avec son ami le Professeur John BAKER.
L'homme
Il était vigoureux, dans sa poigné de main comme dans son écriture et dans ses prises de position, toujours vif et clair, travailleur infatigable, aimant les formules tranchées et sans équivoque. Passionné de musique et d’art lyrique, chanteur occasionnel, animé d’un humour incomparable, il aimait la vie et restait attaché aux traditions culinaires de l’Italie familiale ; grand chasseur, il appréciait de parcourir les prairies de l’Alaska ou les déserts du Texas avec des amis pour contempler la nature et la beauté de la Création. Père de neuf enfants dont un prêtre, le Révérend Paul SCALIA qui a célébré ses obsèques, et grand-père de 36 petits-enfants, il avait une foi forte et ne plaçait pas la Croix du Christ dans sa poche. Ses convictions et ses prises de position publiques ne venaient pas du néant : elles étaient inspirées par l’espérance chrétienne qui habitait en lui et par l’enseignement de l’Eglise catholique, dont il était un fidèle actif, et non dénué de réalisme («
c’est la roulette du Vatican » disait-il de sa famille nombreuse…). Chaleureux, toujours direct et joyeux, aimant la vie simple, passionné par sa famille qui était le centre de sa vie et entouré d’amis fidèles, il était doté d’une intelligence hors du commun, qui lui faisait percevoir et comprendre avant tous les autres. Antonin SCALIA, le fils d’immigré italien, aimait son pays ; il fut un grand patriote.
L'ami
En 1993, Antonin SCALIA a accueilli avec gentillesse et simplicité un jeune avocat français qui lui avait été présenté par William CURTIN, à l’époque Président du conseil d’administration de l’Université de Georgetown. Il l’a patiemment initié au monde de la justice fédérale, l’a introduit dans les couloirs les plus élevés des institutions américaines et l’a revu régulièrement, tous les ans, fidèle et constant dans son amitié, accueillant à la Cour pendant deux décennies les groupes de juristes de l’Institut VERGENNES qu’il avait bien voulu parrainer avec enthousiasme dès sa fondation. Antonin SCALIA connaissait très bien l’Europe, où il avait étudié, et il aimait la France ainsi que la langue concise de PORTALIS ; Alexis de TOCQUEVILLE, François GUIZOT et Frédéric BASTIAT étaient ses références françaises préférées.
Il s’était officiellement rendu en France en 1999 pour le bicentenaire du Conseil d’Etat et enseignait de temps à autre dans la région de Nice ; l’Institut VERGENNES avait le projet de le recevoir au printemps 2016 à MONACO.
Adieu Mr. Justice,
A Dieu cher Antonin, ne faisons pas grief au Créateur de vous avoir repris si brutalement mais remercions-le de nous avoir donné la joie de votre existence, ainsi que l’honneur et le bonheur de vous avoir si bien connu. Vous nous manquerez pour toujours, vous laisserez derrière vous une trace de lumière, d’humanité, d’intelligence et de conviction, l’image d’un grand Américain ainsi que la mémoire d’un immense serviteur de la Vérité et de la Justice humaine.
François-Henri Briard
François-Henri Briard est avocat aux Conseil d’État et à la Cour de cassation. Il a co-fondé l'Institut Vergennes avec Antonin Scalia en 1993. Il a noué des liens privilégiés avec les magistrats de la Cour suprême depuis de nombreuses années et travaille notamment régulièrement avec plusieurs think tanks américains parmi lesquels la Federalist Society ou l’American Entreprise Institute. Officier de réserve, capitaine de Frégate de la Marine nationale, il consacre aussi une grande partie de son temps à la Défense Nationale.